Quelles perspectives pour le marché du stockage d’électricité en France ?
Une filière en structuration
Il est indéniable que les dispositifs de stockage d'électricité auront un rôle clé à jouer dans le contexte mondial de décarbonation et de transition écologique qui est le nôtre. En effet, la crise de souveraineté énergétique que traverse actuellement l’Europe et le développement de nouveaux usages électriques impulsent une double évolution de notre mix énergétique : l’augmentation nécessaire de la part des énergies renouvelables (EnR), couplée à une réduction de la part des sources de production les plus flexibles (gaz notamment). Les capacités de stockage installées annuellement dans le monde ont bondi ces dernières années pour dépasser 15 GW en 2023 et l’Europe pourrait connaître dans les prochaines années une tendance similaire.
En conséquence, la nature intermittente de la production des sources d’EnR nécessitera, au-delà de projets EnR hybrides permettant de répondre à un besoin de fourniture stable (baseload) des clients privés (e.g. avec schémas de Corporate PPAs), de mettre en place des solutions innovantes de stockage des EnR visant à répondre aux besoins de flexibilité du réseau.
Si la France ne fait pas partie à ce jour des pays précurseurs en Europe (Royaume Uni, Italie, Allemagne et Espagne notamment), on observe l’émergence récente de plusieurs projets notables en matière de flexibilité[1]. Ces projets innovants témoignent de l’émergence d’un marché du stockage d’électricité, encouragé par un mécanisme de soutien public dédié et de nouveaux plans d’affaires pour les acteurs du stockage.
Le cadre juridique actuel
Un cadre juridique des appels d’offres long terme, dit « AOLT » existe depuis 2018 en France[2] et couvre les projets de stockage d’électricité. Il est destiné aux nouvelles capacités de production, d’effacement, de consommation ou de stockage qui ne bénéficient pas d'un autre mécanisme de soutien. Il prévoit que les lauréats de ces AOLT pourront conclure un contrat avec Réseau de Transport d’Electricité (RTE) et bénéficier d’une garantie de capacité assurant une rémunération garantie pendant 7 ans[3]. L’article L. 352-1-1 du Code de l’énergie donne également la possibilité au ministre chargé de l’énergie de recourir à des appels d’offres lorsque les capacités de stockage ne répondent pas aux objectifs de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) ou lorsque le bilan prévisionnel de RTE met en avant des besoins de flexibilité (AOLT stockage). Enfin, en vue de prendre en compte des coûts d’ouvrages plus importants générés par le stockage d’électricité dans les zones non interconnectées (ZNI), le législateur français a mis en place un cadre réglementaire et un régime dédiés à ces zones[4]. S’agissant du réseau, la commission de régulation de l’énergie (CRE) avait appelé à une simplification des procédures de raccordement afin de faciliter l’insertion des installations de stockage dans le système électrique. Une procédure de raccordement propre aux installations de stockage est en cours d’élaboration afin de tenir compte de ces spécificités[5].
La nécessaire diversification des sources de revenus
Pour disposer d’un projet de stockage d’électricité viable, et d’un plan d’affaires bancable (hors régimes de soutien), il est nécessaire de pouvoir cumuler différentes sources de revenus (le « revenue stacking ») en fonction des opportunités de marché. Comme l’a souligné la CRE, « le stockage d’électricité est une activité concurrentielle, qui a vocation d’une part à tirer profit des différences de prix d’électricité à différents moments » sur le marché de gros de l’énergie (marché spot et à terme), ou via le mécanisme de capacité, « d’autre part à fournir des services aux gestionnaires de réseau » à partir du mécanisme d’ajustement ou des services systèmes (réserve primaire (FCR) ou secondaire (aFRR)). Ainsi, les plans d’affaires et les hypothèses économiques et financières des installations de stockage sont différentes de celles des installations renouvelables classiques en ce que toutes ces sources de revenus et les prévisions quant à la rentabilité du projet sont beaucoup plus complexes et incertaines et dépendent de la façon dont l’actif est exploité. Lors du bouclage du plan de financement, il sera donc essentiel pour un développeur de conserver la faculté d’arbitrer entre plusieurs sources de revenus ou de les cumuler, afin de maintenir la viabilité du projet. En effet, les évolutions constantes du marché et de la réglementation empêchent, pour le moment du moins, de prévoir une stratégie de revenus figée pour toute la durée de vie utile d’un projet. De leur côté, les prêteurs voudront sans doute porter une attention particulière à la compatibilité des sources de revenus avec le modèle financier sur lequel se fonde le plan de financement, et établiront des profils de remboursement de la dette sur la base des sources de revenus choisi. A ce jour, en France, les projets en développement se concentrent principalement sur la fourniture de réserve primaire et environ 160 MW de capacité a été retenue dans l’AOLT pour la période 2022-2028.
La saturation du marché de la FCR par des systèmes de stockage conduit à ouvrir d’autres marchés et notamment le marché de la réserve secondaire considéré comme un bon relais de croissance pour le développement des projets de stockage en France. Or, malgré une récente indication de la CRE sur la date d’ouverture des enchères pour allouer de la réservation de capacité sur la réserve secondaire au 1er juillet 2024, des incertitudes demeurent quant au délai de sa pleine effectivité.
Le rôle clé de l’agrégateur
La complexité du cumul des sources de revenus, combinée à un impératif de flexibilité confèrent un rôle clé à l’agrégateur dans le cadre d’un projet de stockage d’électricité (pilotage intelligent de l’énergie, valorisation de flexibilité de stockage). En effet, le recours à un agrégateur présente des avantages considérables pour les développeurs, à savoir notamment, l'utilisation de systèmes de contrôle sophistiqués donnant la priorité à la distribution de l’électricité stockée sur le marché, la possibilité d'augmenter la fiabilité des dispositifs de stockage en les rattachant à d'autres équipements, ou encore la possibilité de bénéficier de sa connaissance des acteurs du marché en vue de maximiser les gains. Le principal défi à recourir à un agrégateur dans ce type de projet reste lié au risque de crédit et d’exécution qu’entraîne son interposition dans la structure de financement. Les acteurs du marché de l’agrégation sont à ce jour peu connus mais commencent à proposer des solutions innovantes et performantes d’optimisation et de valorisation de batteries de grande taille raccordées au réseau.
Financement et bancabilité d’un projet de batteries de stockage
Les particularités du stockage d’électricité et les risques inhérents à ce type de projet (liés notamment aux revenus, au plan d’affaires choisi, aux risques juridiques et réglementaires, technologiques, de solvabilité des co-contractants, procédures d’autorisations administratives complexes) peuvent, du moins en partie, expliquer le faible nombre de financement de projets de stockage de flexibilité en France à ce jour. Néanmoins, le développement à venir des capacités de flexibilité (cf. supra) laisse penser que la tendance pourrait s’inverser, et que plusieurs nouveaux projets de tailles conséquentes seront développés et financés dans les années à venir.
Parmi les points d’attention à retenir lors de la structuration des projets afin d’assurer leur bancabilité, on peut notamment penser à (1) l’allocation des risques entre les contrats de construction (EPC) et d’exploitation et de maintenance (O&M) d’une part et le contrat d’agrégation d’autre part, et (2) la limitation des risques d’interfaces en ce qui concerne d’un côté les garanties sur les équipements et les garanties de performance (couvrant la capacité, la disponibilité, le courant de charge, le temps de charge, la courbe de décharge) et d’autre part les procédures de mise en service et les phases de tests.
On peut également s’attendre, compte tenu des schémas de rémunération disponibles, à ce que les durées de financement soient plus courtes que celles d’un financement d’EnR classique (10-12 ans vs 20-25 ans). Par ailleurs, le niveau de fonds propres exigé pour financer des coûts de développement sera fort probablement plus élevé, et des conditions financières spécifiques et adaptées au plan d’affaires choisi et aux projections de courbes des prix devront également être prises en compte. En effet, un financement de projet de flexibilité bancable reposera sur un modèle de revenus robuste, ainsi que sur un modèle d'affaires sécurisé. Sur le marché français, les régimes d’AOLT, quand bien même plus courts que les durées de financement, devraient être de nature à rassurer les prêteurs grâce à un prix fixe garanti sur une certaine période.
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Si des efforts sont encore attendus quant à la maturité des technologies et aux coûts de performance, le marché du stockage d’électricité progresse en France. Selon la CRE, le nombre d’installations sur le réseau de distribution a été multiplié par près de 7 depuis 2020, et la capacité installée par 10 pour atteindre près de 430 MW à fin octobre 2023 et près de 326 MW en file d’attente. En termes de réseau de transport, 285 MW ont été raccordés au 1er septembre 2023 et pas moins de 3,7 GW sont en cours de raccordement dont la plupart devrait être connectés en 2026. De nombreux développeurs sont également en attente de l’ouverture des enchères pour la réservation de capacité sur la réserve secondaire, qui se profile comme une source importante de revenus à exploiter, pour initier de nouveaux projets.
Soraya Salem
Samuel Bordeleau
Sous la supervision de François April, associé responsable du groupe énergie renouvelable, Linklaters Paris
A propos du département Energie et Infrastructure à Paris
Linklaters est renommé en France pour son expertise approfondie dans les domaines du financement de projets, des PPP et du droit public. Reconnaissant d’année en année la qualité de cette expertise, Chambers et Legal 500 placent l’équipe de Linklaters à Paris en tête de leurs classements pour les projets en France et à l’international.
Les développements majeurs sur le marché des infrastructures au cours de la dernière décennie ont changé le paysage et les stratégies des acteurs impliqués. Pour mieux conseiller nos clients, nous avons mis en place des équipes d'experts dédiées au secteur. Le nombre et la diversité des projets dans lesquels nous avons été impliqués nous ont permis de développer une expérience de premier plan à l'échelle mondiale dans les domaines de l'infrastructure, de l'énergie et des télécommunications. Nos équipes conseillent les différents acteurs du secteur notamment les fonds, les investisseurs, les institutions financières et les entreprises à chaque étape : établissement de fonds, mise en place des investissements, retrait de ces investissements.
[1] On notera en particulier : (1) TotalEnergies qui a mis en service en 2021 un site de stockage d’énergie par batteries à Dunkerque de 2,5 MWh d'une capacité de 61 MWh, (2) Amarenco Group qui développe un projet de stockage par batterie lithium-ion (105 MW de capacité totale) situé en Gironde sous régime AOLT, sa puissance en fait l’un des plus grands projets de stockage en Europe, et (3) Albioma qui a inauguré en novembre 2022 la première centrale de stockage d’électricité à Mayotte de 7,4 MW/15 MWh.
[2] Code de l’énergie, art. R. 335-71.
[3] Les premiers appels d’offres AOLT ont été proposés sur 4 périodes (2020-2026 ; 2021-2027 ; 2022-2028 et 2023-2029) et remportés par des capacités de stockage et d’effacement.
[4] Code de l’énergie, art. L.121-7.
[5] La CRE a approuvé dans sa délibération du 12 octobre 2023 la procédure de traitement des demandes de raccordement des installations de production et de stockage au réseau public de transport d’électricité proposée par RTE.